Comment sont nommées les rues de Paris ?
Sonia Rykiel, Sœur Emmanuelle, Jean d'Ormesson ou Robespierre. Nommer les lieux de la capitale est une mission délicate. Surtout quand les familles s'en mêlent.
Depuis son bureau au quatrième étage de l'Hôtel de Ville, Catherine Vieu-Charier, adjointe à la maire de Paris, affronte bien des tourments. L'élue chargée de la mémoire assume, depuis 2014, la délicate mission de baptiser les rues, allées, contre-allées, squares, places et impasses. Soit 178 nominations depuis quatre ans. Une tâche dont on mesure mal l'éminent péril, tant ces choix charrient la grande histoire, mais surtout révèlent de petites jalousies, blessures d'orgueil, caprices et autres foucades mégalomaniaques. Sur le papier, la Ville de Paris s'est dotée d'une procédure rigoureuse. Elle est d'ailleurs l'unique ville de France à avoir mis en place cette chaîne de décisions. Seulement, voir une rue parisienne à jamais affublée du patronyme de votre parent fait parfois tourner les têtes.
On se souvient ici du discret fils de Françoise Sagan estimant que la rue qu'on lui proposait, dans le 14e, pour honorer sa mère écrivain était par trop bruyante, et surtout trop large. De son vivant, Pierre Bergé refusa toutes les propositions qui lui furent soumises pour recevoir la plaque émaillée bleue « Yves Saint Laurent ». Le quartier n'allait pas, la rue était à l'ombre, ou trop étroite, jamais assez belle, ni suffisamment majestueuse. En dernier, il réprouva un espace vert à proximité du Grand Palais. À croire que seule l'avenue voisine, celle des Champs-Élysées, aurait pu convenir. Le résultat demeure qu'aucun endroit dans Paris ne porte le nom du couturier de la rive gauche.
Les familles sont consultées, bien que les textes ne l'imposent pas. « Nous le faisons par respect, par délicatesse », informe Catherine Vieu-Charier, qui ne nous dira pas le nom du résistant dont le nom fut choisi pour une rue. Jusqu'à ce que sa famille débarque dans son bureau, exposant à l'élue quelques vilénies privées du glorieux combattant et lui intimant l'ordre de ne surtout rien nommer en sa mémoire. Le dossier est enterré. D'autres familles ont des désirs. Celle d'Yvette Chauviré (1917-2016), danseuse étoile à l'Opéra de Paris, aurait souhaité que la plaque attribuant son nom à ce square du 15e arrondissement précise qu'elle était « prima ballerina », elle se laissa convaincre que « danseuse » était plus compréhensible. L'initiative de baptiser une allée du 16e Jean-Jacques Servan Schreiber revient à sa famille, qui sollicita la mairie. Le dossier fut instruit selon les usages.
En revanche, c'est la maire de Paris qui décida, peu après leur décès, que Simone Veil et Jean d'Ormesson méritaient une plaque. Les fils de l'ancienne ministre acceptèrent volontiers et approuvèrent que la place de l'Europe, dans le 9e, soit renommée. Pour l'académicien, ce fut moins commode. Sa veuve et sa fille furent d'une délicatesse parfaite, mais l'histoire de Paris fait qu'il existe déjà une rue d'Ormesson dans le 4e, elle commémore Henri, intendant des Finances sous Louis XV. Il fut décidé d'attribuer à l'écrivain, mort l'an dernier, une bibliothèque. « Certains dossiers sont faciles. Quand Christophe Girard, adjoint à la Culture, émet l'idée d'attribuer une rue à Sonia Rykiel, nous approuvons », poursuit l'adjointe au maire. Seulement, l'idée que celle-ci soit précisément la rue longeant sa boutique historique à Saint-Germain des Prés s'avéra infaisable. Débaptiser la rue des Saints-Pères ou une portion du boulevard Saint-Germain aurait pu passer pour orgueilleux. Une contre-allée du boulevard Raspail trouva grâce et fut inaugurée joyeusement. « Sœur Emmanuelle, tous les maires d'arrondissement voulaient qu'elle soit chez eux. » Finalement, après maints arbitrages, une autre contre-allée du boulevard Raspail reçut le nom de la sœur des chiffonniers du Caire.
Si Aimé Césaire et Jean Moulin peuvent se targuer chacun de nommer le plus d'endroits parisiens, de nouvelles rues émergent chaque année. Dans le quartier des Batignolles, celui autour de Bercy, auparavant ce fut le cas dans le 13e. « Les jardins parisiens n'avaient pas de nom, désormais nous leur en donnons », et cette bouffée d'air (à la chlorophylle) est bienvenue. Seulement, pour chaque endroit attendant d'être baptisé, il y a trois ou quatre noms à départager. La règle stipule d'attendre cinq années après le décès d'une personnalité pour instruire son cas, « afin d'éviter qu'on fasse des choix sous le coup de l'émotion ». Sage délai, que le chagrin balaie. « Il fut voté à l'unanimité par le conseil de la ville de nommer une rue Mireille Knoll et une Sarah Halimi, ces deux victimes de l'antisémitisme, et il en fut de même pour le colonel de gendarmerie Arnaud Beltrame », précise l'élue en charge de la mémoire.
Sur le papier, la procédure de dénomination compte quatre étapes. Admettons que les héritiers d'un docteur, s'étant illustré dans la lutte contre la tuberculose, souhaitent que leur ancêtre soit glorifié d'une rue à son nom. Ou, au contraire, que des particuliers, une association, une société d'histoire, un conseil de quartier veuillent honorer la mémoire du docteur. Ils en informent leur maire d'arrondissement. Il soumet l'idée au Conseil de Paris. Qui en discute. À ce stade, Catherine Vieu-Charier a travaillé le dossier. Examiné toute la carrière de l'impétrant et éventuellement demandé de l'aide au comité d'histoire, afin de s'assurer que, dans notre exemple, ledit docteur n'a pas, ultérieurement, donné dans la collaboration ou les violences conjugales. Si les feux sont verts, l'adjointe au maire expose devant le Conseil les motifs de cette proposition. Le Conseil vote si le vœu mérite de passer en commission de dénomination. Celle-ci se compose des vingt maires d'arrondissement, des élus chargés de la Culture, de la Voirie, des Espaces verts, de l'urbanisme. Les temps sont à l'efficacité, et l'époque où l'académicien François Nourissier siégeait dans ladite commission révolue.La faisabilité du dossier est ici examinée : y a-t-il un emplacement adéquat pour ce nom, le quartier correspond-il ? Si ces éléments sont favorablement réunis, la maire est sollicitée. Elle approuve ou refuse. Puis, le Conseil de Paris vote de nouveau. Cette procédure devrait théoriquement éviter les drames. Elle n'a jamais permis que le vœu récurrent des élus communistes d'offrir à Robespierre une rue soit entendu. Le parti s'est consolé en obtenant une rue des Cheminots. Quant à Catherine Vieu-Charier, elle s'honore d'avoir inauguré la semaine dernière le premier monument aux morts de 1914-1918 dans la capitale. Six ans de travaux, menés par une équipe d'historiens de la Sorbonne, furent nécessaires pour recenser les 94 415 Parisiens tombés pendant la Première Guerre. Ils auront attendu cent ans.
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